Une citation intéressante et qui donne à réfléchir, la preuve ! Personnellement, elle me convainc moyennement. Je la considère plus comme une mise en ambiance, une façon de présenter le jdr qui introduit déjà l'atmosphère que veulent poser les auteurs de Vampire, plutôt que comme un exposé objectif sur le conte, la société actuelle et le rôle que le jdr peut y jouer.
Plusieurs raisons à cela. Le passage que tu cites soutient que, par le passé, il existait une activité universelle, pratiquée par tous, qui était le conte (notez qu'il n'y a pas de définition précise, et encore moins de distinction selon les époques, les pays et les cultures - mais de toute façon je ne pense pas que ce soit le but du passage).
Cette activité aurait disparu de nos jours, pour laisser place à, en gros, une société de consommation opposant des consommateurs passifs à, en gros, des institutions ou des entreprises qui auraient monopolisé les activités créatives, via les médias récents que sont la radio, la TV etc. On a donc aussi une opposition implicite entre un passé idéalisé où chacun prenait part à l'histoire et un présent dévalorisé où nous ne sommes plus que des moutons (passé actif vs. présent passif, passé de liberté créative vs. présent d'asservissement stérile non créatif). Notez que cela assimile aussi le fait de "consommer" une histoire à une activité entièrement passive, ce qui est faux (mais bon, c'est la reprise d'un cliché très répandu).
Enfin, les auteurs du jeu se posent en libérateurs, via une "redécouverte de l'art antique du conte" (le jdr étant donc assimilé à la pratique du conte) qui permettrait en gros une libération des esprits et un réenchantement du monde. Le tout terminé par l'assurance que "on ne vous imposera pas des contes" (ce qui me convient moyennement puisqu'il s'agit de l'introduction à la description d'un univers donné, c'est-à-dire d'un cadre où l'on peut jouer mais qui impose aussi des limites, comme tout univers : ce n'est pas si différent de la TV où nous attendons "d'être emmenés vers le monde que [les nouvelles histoires] décrivent").
Or, tout d'abord, comme Luk l'a déjà dit, il existe encore bon nombres de pratiques et d'activités équivalentes au "conte" ancien tel qu'il est présenté ici. Les rumeurs, les légendes urbaines, mais aussi toutes sortes d'activités créatives allant du blog et de la BD en ligne au jdr amateur, en passant par les vidéos, groupes musicaux diffusant sur le Net, radios gratuites, etc. La société actuelle et les nouveaux médias ne sont donc pas si défavorables à l'épanouissement de la créativité personnelle !
Ensuite, la "tradition du conte" à laquelle se réfère le passage est plus un élément de décor de jdr ou un avant-goût de l'ambiance du jeu qu'une vraie référence à ce qu'a pu être la réalité du conte. Je ne nie pas qu'il y avait une tradition orale, avec les veillées au coin du feu etc., mais tout ça me paraît manquer de précision.
Plus amusant, quand on se rend compte à quel point la forme du conte était codifiée et rigide (lisez donc
Morphologie du conte de Vladimir Propp), c'est assez amusant de voir le conte présenté comme l'activité par excellence qui permettrait de déployer une libre créativité !
Enfin, le jdr est assimilé au conte sans la moindre nuance, alors que bien entendu les deux n'ont pas grand-chose à voir. La pratique du jdr, en tant que joueur ou en tant que MJ, est un loisir bien plus interactif que la narration ou l'écoute d'un conte. Il est à la fois bien plus libre, bien plus gratifiant pour la créativité personnelle des participants, et moins propre à la création d'une "oeuvre", précisément à cause de cette interactivité (au sens où une transcription de partie de jdr serait nettement moins aboutie sur le plan formel que la transcription écrite d'un conte créé à l'oral - à moins de la réécrire pour en faire un roman, bien sûr).
Quant à la présentation de
Vampire comme le jeu libérateur par excellence, c'est du bluff et de la captation de bienveillance plus qu'autre chose :
Vampire reste un produit commercial, et les auteurs comme les joueurs en sont parfaitement conscients - on est loin du jeu gratuit circulant sur Internet ^^
Non nobis a écrit:Ce qui m'intéresse dans le cas présent, c'est de parler du Jdr en général et de montrer qu'il s'agit d'une pratique récréative et/ou créative. On regarde un film et on joue de manière interactive au jdr (que ce soit Vampire, AD&D ou autre). Ce sont deux activités différentes et il me semble que c'est l'idée qui se dégage de la citation.
Tant mieux si c'est ça que tu en retiens, c'est aussi l'aspect qui me paraît le plus intéressant. Cela dit, je trouve qu'on a souvent trop vite fait d'assimiler le fait de lire un livre ou de regarder un film à des activités passives, alors qu'elles ne le sont pas du tout. La lecture par exemple est un processus très complexe, qui fait intervenir le savoir que possède le lecteur, les attentes qu'il a par rapport à ce qu'il est en train de lire, les cadres de pensée et le bagage culturel qui sont les siens et qui lui servent à comprendre ce qu'il lit, et cela même si c'est un texte écrit mille ans avant à l'autre bout du monde par des gens dont la culture n'avait strictement rien à voir avec la sienne. Ce qui donne lieu à toutes sortes de carambolages culturels, d'anachronismes, de réinterprétations rétrospectives etc., et c'est tant mieux ! Mais lire un texte est quelque chose de beaucoup plus compliqué que "recevoir telle quelle une quantité d'informations stockées sur un support écrit" - ce n'est pas une opération de copier-coller depuis le dossier "bouquin" vers le dossier "esprit du lecteur". Pareil pour un film, avec cette fois tout ce qui concerne la culture de l'image et les codes du scénario.
Cela dit, le jdr est encore plus complexe de ce point de vue. Si cela t'intéresse, le livre d'Olivier Caïra
Jeu de rôle, les forges de la fiction (CNRS éditions, 2007) explique très bien les mécanismes à l'oeuvre pendant une partie, y compris ce qui fait qu'on part si souvent dans des délires ou des plaisanteries pendant une séance. C'est quelque chose de vraiment intéressant...